Édito Michaël Azoulay

Jeûne du 17 Tamouz

Dimanche 17 Juillet

Début 03h43
Fin 22h36

Rabbi ’Akiba et les dix martyrs de la foi.

Contexte historique :

Les dix martyrs de la foi correspondent, dans la tradition juive, perpétuant leur souvenir dans la liturgie synagogale, à dix sages juifs éminents du deuxième siècle, dont Rabbi ’Akiba (env.45-135), qui furent suppliciés par Rome, sous le règne de l’empereur Hadrien (117-136).

Ce récit provient de la littérature midrachique[1] , et en particulier du midrach médiéval Elleh Ezkerah. Selon celui-ci, l’empereur romain demanda à ces sages la peine prescrite par la législation juive, pour l’auteur du rapt et de la vente d’un autre juif. Les rabbins lui répondirent que la Bible le sanctionnait par la peine capitale[2]. L’empereur évoqua alors le cas de Joseph qui fut enlevé et vendu comme esclave par ses frères, sans que ces derniers ne fussent exécutés. Les dix sages d’Israël furent condamnés à mourir à leur place. La kabbale va jusqu’à affirmer que les âmes des dix frères de Joseph qui prirent part à cette vente, se réincarnèrent dans les corps des dix rabbins au moment de leur torture, afin de réparer leur faute par la souffrance subie. La liturgie a repris ce récit de l’argutie de l’empereur et du martyr subi par dix rabbins cités nommément, à travers une des élégies les plus poignantes de Tich’ah beav[3] sur les ‘assarah harougé mal’hout (dix martyrs de la foi, en hébreu).

Sont cités, notamment, les rabbins ‘Akiba, ‘Hanania ben Teradyon[4], le grand prêtre Ichmaël et le président de l’Assemblée, rabbi Chim’on ben Gamliel.

Un certain nombre d’inexactitudes dans le récit que fait le midrach des dix martyrs a conduit les spécialistes à ne pas y voir un récit fondé historiquement, mais plutôt le reflet de la situation tragique des juifs de Palestine sous l’oppression romaine, radicalisée après la révolte avortée de Bar Kokhba (132-135 après J.C). Ainsi, les dix sages énumérés ne vivaient pas tous à la même époque, et des midrachim se contredisent quant à l’identité des martyrs[5].

Toutefois, la vérité historique ne saurait entraver la réflexion. Dans Difficile liberté, Emmanuel Levinas écrit : « Ce n’est pas le passé d’Israël qui forme l’enseignement de la Bible, mais le jugement porté sur cette histoire. Faux ou vrai ? Cela ne dépend pas des documents profanes qui confirment ou infirment la matérialité des faits relatés, mais de la vérité humaine de cet enseignement. »

Quelle « vérité humaine » émerge du thème des dix martyrs de la foi, à partir du supplice du plus charismatique de ces sages, à savoir, ‘Akiba ben Yossef ?

Nous tenterons de répondre à cette question, après avoir présenté le texte talmudique qui évoque les derniers moments de rabbi ‘Akiba. Précisons que ce texte commence par l’interprétation donnée par rabbi ‘Akiba à l’injonction biblique « tu aimeras l’Eternel ton D.ieu…de toute ton âme » (Deutéronome 6, 5) : « Rabbi ‘Akiba dit : « de toute ton âme » (signifie que tu aimeras ton D.ieu) même s’Il te prend ton âme (c’est-à-dire, ta vie). Le judaïsme ne jugeant crédibles que les discours qui passent l’épreuve des actes, le martyr de rabbi ‘Akiba va témoigner de la sincérité de ce dernier.

Talmud de Babylonie, Traité Bérakhot, page 62b :

« Une baraïta[6] enseigne : il arriva que le royaume (il s’agit de Rome qui régnait sur la Palestine) promulgua un décret interdisant aux Judéens (Israël, dans le texte) d’étudier la Torah[7]. Que fit rabbi ‘Akiba ? Il alla réunir des assemblées de manière publique, s’installa et prêcha (enseigna la Torah). Papus fils de Yehuda le trouva. Il lui dit : « ‘Akiba ! Ne crains-tu pas cette nation (Rome) ? »Il (‘Akiba) lui répondit : « Laisse moi te donner une parabole. A quoi la chose ressemble ? (C’est-à-dire, voila à quoi l’on peut comparer ce que tu me demandes de faire, à savoir, de cesser d’enseigner la Torah) A un renard qui marchait sur le bord d’une rivière et qui vit des poissons fuyant dans toutes les directions. Il s’adressa à eux : « pourquoi vous enfuyez vous ? » Ils lui répondirent : « à cause des filets et de leurs rets qui s’abattent sur nous. » Il leur dit alors : « voudriez-vous me rejoindre sur la terre ferme, afin que nous vivions ensemble comme l’ont fait mes ancêtres et les vôtres ». Ils lui dirent : « C’est de toi que l’on dit que tu es le plus intelligent des animaux ? Tu n’es pas intelligent mais stupide. Si nous avons peur là où nous vivons (dans le fleuve), à fortiori craindrons-nous pour nos vies au lieu de notre mort (la terre ferme) ! » Il en est de même pour nous (le peuple juif). Si déjà, alors que nous étudions la Torah, dans laquelle il est écrit « car elle est ta vie et ta longévité » (Deutéronome 30, 20) nous avons peur (des persécutions romaines), à fortiori si nous nous coupons des paroles de Torah. »

Peu de temps passa (après cet épisode) avant qu’ils (les Romains) n’arrêtent rabbi ‘Akiba et l’emprisonnent, ainsi que Papus fils de Yehuda, qu’ils enfermèrent dans la même cellule. Papus lui dit : « Qu’est ce qui t’a amené ici ? Tu peux être heureux rabbi ‘Akiba, d’avoir été appréhendé pour l’enseignement de la Torah ! Malheur à moi qui me suis fait arrêter pour des choses futiles ! Lorsqu’ils firent sortir rabbi ‘Akiba pour l’exécution, c’était le moment de réciter le Chema[8]. Tandis qu’on lacérait sa chair avec des peignes en fer, il s’appliquait à accepter le joug du royaume céleste avec amour. Ses disciples l’interpellèrent : «  jusque là ? » (Tu parviens encore à te concentrer malgré les souffrances endurées ou il faut accepter la sentence divine avec amour, malgré sa dureté). Il leur répondit : « toute ma vie je souffrais à cause de ce verset : « (tu aimeras l’Eternel ton D.ieu…) de toute ton âme »-même s’Il te prend ton âme. Je disais : « quand cette possibilité se présentera-t-elle à moi afin que je l’accomplisse ? A présent qu’elle est à ma portée, ne vais-je pas l’accomplir ? » Il prolongeait (le mot) e’had (Un) lorsque son âme le quitta. Une voix divine se fit entendre, disant : « heureux sois-tu rabbi ‘Akiba, car ton âme est sortie au moment où tu proclamais l’Unité divine ». Les anges s’écrièrent devant le Saint Béni Soit-Il : « voici la Torah et voilà sa récompense ? »Ils dirent : « Des hommes (sauve-moi) par Ta main Eternel, des hommes de la terre » (Psaume 17 du Livre des psaumes). Il leur répondit (avec la suite du verset des psaumes invoqué) : « qui jouissent de leur part dans cette vie ». Une voix divine dit alors : « heureux sois-tu rabbi ‘Akiba, car tu es destiné à la vie du monde à venir ». Dans une autre Aggadah talmudique [9](Traité Ménah’ot, page 29b), où Dieu, dans une vision prophétique, montre à Moïse, l’enseignement de rabbi ‘Akiba, la fin tragique de ce dernier[10] lui est également montrée, mais la réponse de D.ieu à ‘interpellation de Moïse est bien plus violente, Dieu lui intimant le silence, sans lui donner aucune explication.

Enfin, dans l’horreur qui va croissante, le point paroxystique est atteint par l’élégie déjà citée, qui décrit la sauvagerie avec laquelle les dix rabbins sont mis à mort, et la révolte des anges qui gronde, au point que D.ieu menace de ramener le monde au chaos originel s’ils ne font pas silence. Et à chaque fois, sur un ton péremptoire, Dieu dit : « ceci est un décret qui ne souffre aucune contestation ! ». Nous pourrions nous contenter de voir dans ce martyrologe une certaine conception de la vie, valeur suprême mais pas absolue. Le renoncement à certains idéaux ôterait tout sens à l’existence. Le Talmud enseigne ainsi qu’il faut choisir la mort si l’on veut nous contraindre à commettre l’une des trois fautes gravissimes que sont : l’idolâtrie, le meurtre ou un rapport sexuel prohibé par la Bible. Rabbi ‘Akiba et les neuf autres sages auraient donc estimé que ne plus étudier et enseigner la Torah reviendrait à abandonner le Dieu unique. Il serait également tentant de voir dans ce récit, l’illustration tragique de ce que le Talmud appelle les « épreuves d’amour » (yissouré ahava) que Dieu fait subir aux justes[11], au sens de l’amour de l’homme qui se révèle à l’occasion de ses souffrances. Il s’agirait ici du degré ultime de l’amour de Dieu, atteint dans le martyre assumé par celui qui le subit. Mais les réactions indignées des anges et de Moïse, renvoient à nos propres attitudes devant le spectacle de la souffrance des innocents. A cette question redoutable, à laquelle nous sommes tous confrontés, le récit des dix martyrs de la foi, qu’il soit authentique ou légendaire, répond par ce sentiment confus d’amour et de révolte qui anime celui qui ne veut pas rompre le dialogue avec la transcendance. Celui, aussi, qui accepte le constat des limites de son entendement humain. Limites signifiées dans ces textes par le refus de D.ieu de poursuivre le dialogue avec ses créatures. L’on relèvera, toutefois, que dans le dialogue qui s’instaure entre les anges et D.ieu, devant le sort de rabbi ‘Akiba, D.ieu leur apporte une réponse. Plus largement, la tradition juive, comme d’autres traditions religieuses, s’est intéressée au problème du mal dans le monde, et tente d’y apporter des réponses. C’est là le paradoxe créatif d’une pensée qui juge, d’une part, légitime de s’interroger sur un phénomène aucun nul n’échappe et, d’autre part, met en garde contre la prétention de saisir les intentions divines, ou, pour le dire autrement, de « se prendre pour D.ieu »[12]. Au silence de D.ieu dans la tourmente, mieux vaut le silence des hommes aux dérisoires prétentions à comprendre le mystère du mal.

                                                                                                                       Michaël Azoulay.

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[1] De manière succincte, l’on peut dire que le midrach est un corpus foisonnant d’exégèses rabbiniques de la Bible, rédigées à différentes époques.

[2] Conformément à Exode 20, 13 (huitième commandement du Décalogue) et 21, 16 ; Deutéronome 24, 7.

[3] Jour de jeûne, dans le calendrier hébraïque, qui commémore la destruction du Premier Temple par les Babyloniens en 586 av J.C, et la destruction du Second Temple par les légions romaines en 70 après J.C.

[4] Le martyr subi par ces deux rabbins est également narré par le Talmud de Babylonie, dans les traités Bérakhot (page 62b, pour rabbi ‘Akiba) et ‘Avoda zara (page 18a, pour rabbi ‘Hanania ben Teradyon).

[5] Notre professeur d’histoire juive au Séminaire Israélite de France, Monsieur André Nahon, élève de Georges Vajda, nous avait indiqué que l’on ignorait l’identité exacte des dix sages. 

[6] Terme araméen, qui désigne tout « enseignement extérieur », c’est-à-dire, texte tannaïtique non compilé dans la Mishna (loi orale).

[7] La révolte de Bar Kokhba entraîna des persécutions très dures de la part des Romains, et, notamment,  la prohibition de l’étude de la Torah et de la pratique du judaïsme.

[8] Texte biblique qui exprime la foi et l’obéissance du juif à l’égard de Dieu, et qui est lu tous les jours, matin et soir. La première phrase est : « Ecoute Israël, l’Eternel est notre Dieu, l’Eternel est Un » (Deutéronome 6, 4).

[9] Aggadah signifie « récit ». Elle constitue la partie non juridique du Talmud.

[10] Moïse voit les Romains vendre la chair de rabbi ‘Akiba au marché.

[11] La souffrance des justes échappe en effet au schéma classique de la souffrance-punition.

[12] Pour reprendre une formule du grand rabbin Gilles Bernheim.

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